Sur le discours de la souveraineté_ Patrick Chamoiseau. (Antilla n°719).

Billet pour résister. Sur le discours de la souveraineté.

Voyager avec Antilla n°719 sur l’un des beaux discours-critiques de Patrick Chamoiseau.
La chose aujourd’hui la moins évidente pour tous, est que nous vivions en pays dominé. Pour en juger, nous utilisons généralement une grille de lecture qui date des sombres périodes coloniales et des dominations brutales. Or la donne a changé. La domination est de frappe silencieuse. Insidieuse. Elle rabote l’imaginaire. Elle modélise les valeurs. Elle fait accroire qu’il n’y a rien de mieux, ni d’alternative autre.
Le dominé se sent vivre dans le meilleur schéma possible compte tenu de ses capacités moindres. Etre indépendantiste (tendre à être souverain dans son pays) n’est plus un positionnement politique, mais une éclipse de la conscience; pour le moins un irréalisme. Ainsi, les réalistes dominés deviennent les plus nombreux.
Tu es indépendantiste? Comment feras-tu pour vivre? Que va devenir ce petit pays débile? … etc. Et tous ces questionneurs sont persuadés d’être lucides. Ils se disent libres en oubliant qu’il n’y a pas de liberté sans responsabilité, et surtout sans souveraineté. Ces questionneurs sont des Antillais, mais aussi des amis français le plus souvent progressistes, mais qui installés au pays deviennent sans même s’en rendre compte d’innocents colonialistes, acceptant pour notre pays ce qu’ils’ n’accepteraient en pièce manière pour le leur. Quand le « réalisme » écarte ainsi le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, quand il ne pose pas ce principe comme préalable à tout réalisme politique, économique ou social, à toute ambition de développement, je soupçonne qu’il y a là colonialisme ou auto-colonialisme.
Les indépendantistes sont donc confrontés à une nouvelle forme de domination. Elle touche directement à la perception des choses. Elle introduit dans la conscience et dans l’appréhension du réel, une équation hallucinatoire. Nous sommes accrochés à l’assistanat et à la dépendance comme à une drogue euphorisante. Comme à une chance. Et pire : comme à l’unique destin possible. Il est difficile de lutter contre. Il y a cinquante ans de cela, il était facile de crier au colonialiste et à l’impérialiste. Aujourd’hui, les bottes cloutées et les boutous ont disparus. Nos populations sont préoccupées par des questions de chômage pour eux-mêmes et pour leurs enfants, de précarité, de désorganisation familiale, d’avenir, de protection sociale, de drogues. Toutes inquiétudes qui règnent dans les pays occidentaux développés et que nous éprouvons via un niveau de vie artificiel. Toutes préoccupations vitales qui font passer en second plan la question de notre assujettissement silencieux.
Face à de tels soucis le mot Liberté tombe dans l’ornière du pathos émotionnel. Le discours de souveraineté doit donc-dans un même balan- prendre en charge ces préoccupations et s’attacher à dissoudre l’équation hallucinatoire.
L’équation hallucinatoire se combat sur le terrain de l’imaginaire. Toute force indépendantiste devra s’ériger en force guerrière sur le domaine de l’imaginaire. Le discours de souveraineté sera d’abord un discours culturel et une effervescence créatrice dans tous les domaines, et sur des principes qui sacralisent la diversité contre l’unicité, le diversel contre l’universel, la fête des langues et des cultures dans les métissages des créolisations et des créolités…
Les préoccupations d’époque se combattent par un véritable projet économique et social. Un projet qui soit global, c’est-à-dire qui canalise un maëlstrom de propositions et de créativité dans un sens général contraire à l’assistanat et à la dépendance. Ce sens général suscitant une synergie positive pour l’ensemble. Le discours de souveraineté sera et devra être un projet de société qui tienne compte des mutations du monde.
Et là, on mesure toute la masse d’inertie qu’il nous faut manœuvrer. Il est plus facile d’être de la gauche-gestionnaire ou de la droite-assimiliationniste, ou même de ces désabusés-aigris qui méprisent les indépendantistes pour mieux supporter leur démission et leur mal-être. Le discours de souveraineté demande plus d’effort, plus d’imagination, plus d’audace, plus de crédibilité, qu’à tout autre politique et politicerie du pays. Il est la plus lourde des charges, mais celle-là redresse bien le dos et confère une colonne vertébrale.
Il imagine l’oxygène au creux des asphyxies. La lumière au désespoir des ombres.
La vie têtue dans les morts indolores.
Il demande que nous devenions tous de très réalistes et minutieux rêveurs.
Patrick CHAMOISEAU
(Extraits du n° 719).
Antilla Spécial 30 ans- JUILLET/AOUT 2012
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