Art, culture et crise économique.

  • Manuel Hermia est musicien, philosophe et photographe et réfléchit depuis plusieurs années à la place de l’artiste dans notre société.

La crise économique rend encore plus difficile le financement du secteur culturel, souvent premier champ à être sacrifié sur l’autel de l’austérité. Plus profondément, elle entraîne un renforcement de l’aspect utilitariste de la culture et elle tend à assigner un rôle économique à l’artiste, caractéristique de l’idéologie néolibérale. Comment penser ce phénomène, s’en prémunir et trouver des voies alternatives ?

LE CONSTAT
Ces derniers mois ont été marqués par la remise en question des faibles acquis des artistes au niveau de leur statut social et de leur droit au chômage. Parallèlement à cela, suite aux crises économiques à répétition qui ont engendré en Europe des programmes d’austérité touchant la majorité des États, de nombreuses associations, compagnies, festivals et projets culturels ou socioculturels subventionnés en tout ou en partie par l’État, voient depuis quelques années leurs subventions régulièrement limitées, remises en questions, non indexées, revues au rabais… et ceux qui jouissent d’une augmentation ou qui arrivent à obtenir une nouvelle subvention sont à présent considérés comme des exceptions.
On assiste donc à un phénomène double où la culture, avec d’un côté les artistes qui lui insufflent son âme, et d’un autre toutes les structures qui lui donnent corps, se retrouve de plus en plus affaiblie. Un phénomène affectant aussi le secteur socioculturel. Cet affaiblissement se retrouve encore accentué par la concurrence de fait qui se joue entre la « culture de divertissement » et la « culture pour l’art ». Sans vouloir ici entrer dans un débat qualitatif, on en retiendra surtout que les valeurs économiques prennent de plus en plus de place dans le discours lié à la culture, et que les crises économiques accentuent encore ce phénomène.

UN REGARD LUCIDE SUR LA CULTURE ET SUR NOS SOCIÉTÉS
Dans ce contexte d’austérité générale, il importe de souligner que ce n’est pas parce qu’on nous force à nous accommoder aux conséquences de la crise, que nous sommes obligés de considérer cette austérité comme une fatalité. Au contraire, il nous appartient plus que jamais de garder un point de vue lucide sur notre société, sur ses qualités comme sur ses dysfonctionnements, en même temps que sur le rôle crucial que joue la culture au sein de toute société humaine.
La mission d’une société humaine consiste à garantir la survie de l’ensemble des citoyens, et à les amener à un mieux-vivre en mettant en œuvre une organisation globale. Dans les sociétés modernes, la politique nous aide à organiser les choix de société et les prises de décisions au sujet des problèmes de tous ordres qui se présentent. Quant à l’économie, elle sert à faire circuler les biens tout en permettant les échanges nécessaires à la consommation, à créer des emplois et à générer des profits dont tout ou une partie sera récupérée par l’État pour financer la mise en œuvre des décisions prises pour le bien-être général. Il y a donc un lien étroit entre la politique et l’économie puisque ce sont les profits engendrés via l’économie et les emplois qu’elle engendre, qui donnent à l’État les moyens de mettre en œuvre les programmes définis par la voie politique. À l’origine, l’économie est donc un outil de la politique, et pas l’inverse. Aussi, selon le système politique en vigueur, la nature du système économique variera, et la masse financière dont dispose un État variera de même. De nos jours, ces systèmes, autrefois simplement capitalistes ou communistes, peuvent aussi prendre des formes hybrides. C’est le cas pour certains pays du nord de l’Europe par exemple, qui sont véritablement engagés dans l’économie capitaliste, tout en maintenant de fortes taxations garantissant à l’État la possibilité de répondre à un très large éventail de besoins sociaux. C’est aussi le cas pour la Chine, qui demeure communiste tout en mettant en œuvre une forme de capitalisme d’État.
Quoi qu’il en soit le rôle de l’État demeure central. Tous les acquis sociaux des deux derniers siècles en témoignent, car ils ont marqué un des plus grands progrès de l’Histoire humaine, en bâtissant des sociétés plus justes, capables de mieux répartir les richesses et d’apporter une plus grande sécurité à chaque personne, en mutualisant les soins de santé, les pensions, l’assurance-chômage, etc. Toutes ces choses qui tendent à améliorer nos conditions de vie au quotidien et qui ont permis à nos sociétés de mériter le nom de civilisation.
Mais au cours de cette même période de l’histoire moderne, au fil des décennies, nos sociétés sont passées du capitalisme classique au néocapitalisme. Le capitalisme classique traduisait une idéologie consistant à promouvoir l’esprit d’entreprise et le profit individuel dans la mesure où ils étaient censés irriguer l’ensemble de la société, engendrant ainsi une augmentation de ce bien-être pour tous. Mais le néocapitalisme ne s’encombre plus d’aucune notion d’intérêt général, et se contente d’afficher un but unique : l’enrichissement des investisseurs. Depuis la globalisation entamée dans les années 1970, l’économie s’est progressivement muée en un pouvoir global de nature supranationale, échappant ainsi à toutes les règles nationales édictées par les États. C’est ce caractère supranational du pouvoir économique qui a définitivement déraciné le capitalisme du peu de fonction sociale dont il disposait encore. À partir de là, le capitalisme s’est divisé en deux expressions idéologiques. La première reconnaît l’importance d’un État-providence qui tâche de répondre, au moins partiellement, aux nécessités de la société et de tous ses membres, dans un souci d’équité relative et de bien-être général. Et la seconde, qui tend à réduire l’État à sa plus simple expression, tend à privatiser tous les pans de la société qui peuvent l’être, vidant l’État de sa substance et le subordonnant, comme les individus, aux exigences du seul pouvoir économique.

LES EFFETS DE L’IDÉOLOGIE NÉOLIBÉRALE SUR LA CULTURE
Quel est le rapport de tout ceci avec la culture ?
Suite à cette mutation du système économique, de plus en plus sujet à la spéculation, et déraciné des enjeux locaux, humains et écologiques, le ciment de nos sociétés s’est de plus en plus effrité, mais nous nous y sommes en quelque sorte habitués, car le matérialisme ambiant a fini par imprégner nos systèmes de valeurs. Nous sommes en effet conditionnés à trouver normal que l’économie prime sur nos vies et que les bénéfices du système économique ne soient plus un outil de bien-être à disposition des États, mais seulement un outil d’enrichissement pour des investisseurs privés. Le rôle social de l’économie, en tant que moyen dont les bénéfices servent à être réinjectés dans les services aux citoyens, est même une logique que l’idéologie néolibérale tente à présent de réduire à une caricature des régimes communistes…
Ceci est en tous les cas symptomatique du fait que la primauté absolue de l’économie dans le monde d’aujourd’hui véhicule une idéologie qui tend à imprégner nos valeurs les plus profondes. On pourrait penser que cette affirmation est exagérée, mais voyons ensemble comment cela se traduit dans la pratique. Celle-ci se traduit par deux effets notoires.
a) les facteurs économiques influent sur les démarches artistiques
Dans le secteur culturel, il est frappant de constater que les instances publiques demandent de plus en plus souvent à des acteurs culturels de prouver leur rendement, leur viabilité économique, sans se soucier du fond réel que les œuvres, transformées en « produits » peuvent transmettre.
Arrêtons-nous un instant : la musique, le cinéma, le théâtre, la peinture, la danse, la sculpture, la bande dessinée et la littérature ont-ils pour vocation de nous faire rêver et de nous donner un autre angle de vue sur l’existence, de nous ouvrir des horizons en nous faisant réfléchir et élargir nos points de vue sur la vie ? Ou de faire du chiffre ?
Le sens qui habite les œuvres n’a absolument rien à voir avec ce qu’elles représentent en tant que produits culturels, c’est-à-dire le nombre d’exemplaires ou de tickets d’entrée vendus… Mais aujourd’hui, la primauté de l’économie sur les autres aspects de la vie est telle, que pour certains les résultats de vente dépassent de loin le sens qui habite les œuvres. Le discours sur l’impact économique de l’œuvre, en tant que produit, tend à progressivement supplanter la qualité artistique ou le rôle social de l’art…
Au fil des ans, la qualité de ce discours s’est altérée à tous les étages de la vie culturelle : entre artistes, entre l’artiste et son label, sa galerie, sa compagnie, entre les associations, entre les diffuseurs de spectacle et les organisateurs… Et bien entendu entre les associations et le ministère de la Culture. Il est extrêmement regrettable et choquant de constater que, qu’ils soient de droite ou de gauche, les cabinets de ministre de la Culture sont, d’une façon ou d’une autre, touchés par ces convictions héritées d’une logique ultralibérale, puisqu’ils demandent de plus en plus systématiquement à des projets et des structures avant tout concentrés sur une qualité artistique, de prouver leur viabilité économique. Évidemment, cet axe économique existe, et le secteur culturel a appris à le faire valoir pour prouver qu’il n’est pas seulement un secteur « à la charge » de l’État et qu’il génère tout un champ d’activité économique, mais dans le monde artistique, ce niveau d’importance ne sera jamais comparable à ce que génère le secteur du divertissement.
Tout ceci pour dire que là où certains ont des œillères et ne jurent que par l’argent et la productivité dans l’art, il est aussi possible de voir le signe d’une dérive par rapport au rôle essentiel dévolu à la culture dans une société humaine.
b) la réalité de l’artiste est niée.
Cette idéologie néolibérale a également pour effet d’altérer notre vision du travail. En même temps que commencent à disparaître les principes de solidarité au profit d’un individualisme aveugle, le non-emploi n’est plus envisagé comme une situation dont on est victime mais bien comme une situation dont on est coupable.
C’est donc par le prisme de valeurs néolibérales que l’on tente aujourd’hui de représenter l’artiste comme un assisté et un profiteur du système.
Pour dépasser cette vulgaire caricature de l’artiste au travail, voyons plutôt quelles sont les caractéristiques de sa réalité quotidienne. Les artistes ne sont ni des indépendants ni des ouvriers, ni des employés. Ils échappent de fait aux statuts traditionnels du monde du travail, où les relations sont envisagées selon un mode hiérarchique et une relation basée sur l’exploitation. L’artiste travaille souvent seul, ou alors dans une relation d’interdépendance avec d’autres artistes, il ne travaille donc généralement pas « pour » un autre artiste, mais éventuellement « avec » un ou plusieurs autres artistes. Aussi, l’artiste travaille au projet, ce qui implique qu’il alterne des périodes d’emploi et de non-emploi avec un rythme n’ayant aucune commune mesure avec les métiers traditionnels. C’est donc un travailleur « super » intermittent. Ajoutons encore à cela qu’il cumule souvent plusieurs fonctions et différents savoir-faire, et nous sommes à même de constater que toutes ces différences fondamentales par rapport aux modèles traditionnels du travail engendrent la nécessité de créer un statut qui convienne réellement au monde artistique.
Cependant, le constat est simple : cette nécessité ne trouve pas de réponse adaptée. Les acquis en la matière sont faibles, et aujourd’hui partiellement mis en péril, sous prétexte que certains profitent du système, ou se laissent aller à l’assistanat. Quant à une solution réellement adaptée aux artistes, le fait est que dès que l’on tente d’avancer sur des projets politiques concrets, les partis traditionnels se cabrent systématiquement sur leurs positions et se refusent à sortir d’une logique exploitant/exploité dans laquelle ils restent historiquement engoncés, s’avérant du même coup incapables de commencer à envisager l’existence de statuts intermédiaires échappant à toute logique d’exploitation.
Il y a pourtant là une réalité sociale qui existe bel et bien, même si certains persistent à la nier : de plus en plus d’individus, et pas seulement des artistes, travaillent seuls, dans une certaine indépendance, mais sont liés aux autres par une interdépendance, échappant ainsi à un lien hiérarchique réel et à une logique d’exploitation. On leur demande pourtant de choisir entre un statut d’indépendant inadapté pour eux, et un statut d’employé classique, tout aussi inadapté. La mise sur pied d’un nouveau statut de travailleur est donc bien pertinente, afin que cette réalité propre au monde artistique soit enfin reconnue et puisse servir de base à une redéfinition des conditions d’accès à l’assurance-chômage tout aussi adaptée au secteur en question.
Le fait de nier la réalité de l’artiste constitue ainsi un des étranges penchants de nos sociétés contemporaines. Mais si l’on s’accorde sur le fait que l’art et la culture participent à insuffler un sens et une cohésion au sein d’une société, il n’est pas étonnant que l’idéologie néolibérale tente de s’y attaquer. En effet, la puissance de l’économie supranationale se renforçant lorsque des pays acceptent de limiter leur État-providence au plus strict minimum, il va de soi que le néocapitalisme gagne à affaiblir tout ce qui peut donner de la consistance aux États. La culture, au même titre que la politique sociale ou l’enseignement, fait partie de ces domaines. L’idéologie néolibérale diffuse donc des théories qui nous conditionnent à penser que ces domaines coûtent trop chers à la collectivité et qu’il nous faut progressivement renoncer à les subventionner… pour éventuellement accepter d’en venir à les privatiser…

COMMENT DÉFENDRE LA CULTURE, ET LE SECTEUR CULTUREL ?
Comme on le voit, l’engagement pour la défense du secteur de la culture dans son ensemble, dans le cadre d’une politique culturelle digne d’une société humaniste, ne peut se faire en ignorant que le monde tel qu’il est aujourd’hui est dominé par le pouvoir excessif d’une économie devenue supranationale et dont l’appétit n’a que faire des tissus internes de nos sociétés. Le fait de porter un regard critique sur notre société nous a permis de reconnaître les effets pervers d’une idéologie et d’une politique qui traitent la culture d’un point de vue trop imprégné d’impératifs économiques, et qui traitent les artistes comme n’ayant pas d’existence propre et de statut particulier.
Pour réagir à cela, la première piste qui s’offre à nous consiste à remettre la politique culturelle dans son champ d’action réel, en veillant à ce que les pouvoirs publics continuent à subventionner le secteur culturel sur une base avant tout artistique, et non pas économique, de façon à ce que la société contribue à renforcer le rôle social réel de la culture : véhiculer du sens, distiller du rêve, susciter du questionnement et amener de l’ouverture dans nos vies et nos rapports quotidiens.
Aussi, dès lors que des programmes d’austérité contraignent nos sociétés à des efforts plus importants, il nous faut encore plus veiller à ce que cette priorité au facteur artistique soit maintenue. Mais il convient également de rappeler que s’il n’y a pas de raison pour que le secteur culturel ne soit pas plus épargné qu’un autre ; il n’y a pas de raison non plus pour qu’il subisse plus de pressions que d’autres secteurs.
Enfin, je voudrais terminer en insistant sur le fait que, afin de ne pas toujours parler de la culture d’une façon déconnectée, comme s’il s’agissait d’une île au large de la réalité quotidienne, il importe de revenir à ce type de vision, à la fois philosophique, économique et politique. Car la culture n’est pas isolée de la société. Au contraire, elle constitue le sang du corps social, et elle irrigue chaque partie de ce corps. Il est donc indispensable d’arriver à repenser son existence en tant que telle, tout en tenant compte de l’ensemble des liens qu’elle entretient avec les autres parties de la société.
Une politique culturelle digne de ce nom se doit de repartir d’une réflexion de fond qui dépasse de loin la culture seule, et qui comporte ce type de compréhension transversale. Hélas, la politique telle qu’elle se pratique aujourd’hui dans les hémicycles ne laisse plus beaucoup de place à ces réflexions de fond. Pour défendre la culture et les artistes, dans les années qui viennent, il faudra donc apprendre à se défendre contre un ennemi aussi gigantesque qu’invisible… la domination du matérialisme le plus plat, sous toutes ses formes.

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