Quelques poètes haïtiens

  • [cml_media_alt id='1310']laleau[/cml_media_alt]Léon Laleau, né à Port-au-Prince le 3 août 1892 et mort dans la même ville le 7 septembre 1979, est un poète, romancier, dramaturge, essayiste, journaliste et homme politique haïtien.Il est diciple du Dr Jean Price-Mars qui rénova la culture africaine en Haïti :  » nous n’avons de chance d’être nous-mêmes que si nous ne répudions aucune part de l’héritage ancestral. Eh bien ! cet héritage, il est pour les huit-dizième un don de l’Afrique. » Ainsi, en réaction contre les intellectuels « assimilés », Léon Laleau choisit d’exalter avec une certaine brutalité des thèmes nègres, même les plus primititifs, sans souci de choquer ses lecteurs, peut être même avec la malicieuse intention de les choquer.

 

Poèmes

Trahison
Ce cœur obsédant, qui ne correspond
Pas avec mon langage et mes coutumes,
Et sur lequel mordent, comme un crampon,
Des sentiments d’emprunt et des coutumes
D’Europe, sentez-vous cette souffrance
Et ce désespoir à nul autre égal
D’apprivoiser, avec des mots de France,
Ce cœur qui m’est venu du Sénégal ?

Jazz
Le trombone vient d’Honolulu,
De la Barbade, le saxophone,
Et le grand mulâtre au nez poilu
Qui grimace une chanson bouffonne,
Un soir, s’est enfui de Port-de-Paix.
« Mais avec qui des trois, se demande,
(Tous les trois ont de crépus toupets !)
Se demande la putain flamande,
Avec qui passerai-je ma nuit,
pour n’avoir pas une nuit d’ennui » ?

Silhouette
La dame qui vient de Rotterdam,
En route pour sa saison à Cannes,
Songe, en arpentant le macadam,
Aux Antilles, à ses champs de cannes,
À sa cousine créole Ruth
Qui parle encor de ce pique-nique
Où ses chairs éprouvèrent le rut
d’un mulâtre de la Martinique.

Sacrifice
Sous le ciel, le tambour conique se lamente
Et c’est l’âme même du noir :
Spasmes lourds d’homme en rut, gluants sanglots d’amante,
Outrageant le calme du Soir.
Des Quinquets sont fixés aux coins de la tonnelle,
Comme des astres avilis.
L’ombre sue un parfum de citronnelle
Séchée à l’acajou des lits.
Et moment, par moments, du houmfort tutélaire,
Parmi des guirlandes d’encens
Les bêlements du bouc qui, dans la brise, flaire
L’odeur prochaine de son sang

Musique nègre, publié pour la première fois à compte d’auteur en 1931


 

  • [cml_media_alt id='1313']Jacques-roumain[/cml_media_alt]Jacques Roumain,né le 4 juin 1907 à Port-au-Prince et mort le 18 août 1944, à 37 ans, est un écrivain et homme politique communiste haïtien. Il est le fondateur du Parti communiste haïtien. Bien que sa vie fut courte, Jacques Roumain, le poète, a une influence considérable sur la culture haïtienne. Pour Jacques Roumain, la libération des haïtiens passe par une double prise de conscience : celle de leur négritude, celle de la nécessaire violence révolutionnaire telle que la propose le marxisme pour faire cesser « l’exploitation de l’homme par l’homme« .

Souvenir de l’Afrique

Afrique/ j’ai gardé ta mémoire Afrique /
/ Tu es en moi
Comme l’écharde dans la blessure
Comme un fétiche tutélaire au centre du village/
/Fais de moi la pierre de ta fronde
De ma bouche les lèvres de ta plaie
De mes genoux les colonnes brisées de ton abaissement…/

Bois d’ébène, Editeurs français réunis, Paris, 1945
et Port au Prince, imprimerie H.Deschamps, 1945

La poésie comme arme
Texte paru dans les Cahiers d’Haïti, 9 novembre 1944.

Une enquête sur le destin de la poésie est assez nécessaire. La poésie fait partie de ce système idéologique dont les multiples reflets, qu’il s’agisse de psychologie, d’art, de morale, de philosophie ou de toute autre manifestation de l’esprit, présentent une réalité historique concrète.
La poésie n’est pas une spéculation idéaliste, un enchantement magique vu qu’elle reflète ce qu’en langage commun on appelle  une époque, c’est-à-dire la complexité dialectique des relations sociales, les contradictions et les antagonismes de la structure politico-économique d’une société, à un moment déterminé de l’histoire. Une telle condition en fait un témoignage et un élément d’analyse de cette société.
Un titre ambitieux pour cet essai eût été celui-ci : « De Mallarmé à Mayakovsky. » Le cas du grand poète français et du génial poète révolutionnaire russe illustre, selon moi, ce que j’essaie de démontrer, et lui donne un singulier relief.
Mallarmé apparaît à une époque où la fortune progressiste du capitalisme a déjà atteint son point mort. La société bourgeoise entre dans sa phase déclinante et à la destruction des forces productives elle ajoute la négation des valeurs culturelles.
« Je m’enfuis et cherche mon refuge aux carrefours où l’on tourne le dos à la vie… »
chante Mallarmé. Et lui facilite la fuite, la construction solitaire d’une poétique étrange, l’exquise alchimie du langage et une sorte de fanatisme de sons purs.
Mais cette réinvention du langage n’est pas une pure recherche esthétique: on y trouve aussi une tentative délibérée de nier le commun en se refusant à le comprendre.
Le langage n’est pas étranger à la lutte des classes. Par exemple, le développement des forces sociales peut être facilement suivi depuis le XVIIe siècle jusqu’à la Révolution française à travers l’étude, dans la poétique, des périphrases stéréotypées qui avaient pour but de fuir le vulgaire, le plébéien, le populaire et par l’exclusion ou l’inclusion de certains mots qui montraient clairement le mouvement des classes dirigeantes. Observée sous cet angle, la poésie de Mallarmé est l’une de plus réactionnaires qui se connaisse.
Paul Valéry a exposé avec netteté l’attitude du poète qui s’isole du peuple et y trouve le motif d’un orgueil démesuré : « Il ne déplait pas à la minorité, dit-il, d’être la minorité. » Et l’une de ses trouvailles les plus heureuses se manifeste dans ces réflexions sur Mallarmé, le moins primitif des poètes,  qui, « par l’accouplement insolite, étrangement sonore et comme stupéfiant des mots, par la splendeur musicale des vers et leur singulière plénitude donne l’impression de ce qu’il y a de plus puissant dans la poésie originale : la formule magique. »
Si toutes les ressources de l’intelligence, l’alliance de la syntaxe avec la pensée la plus raffinée et la recherche désespérée de la pure expression poétique doivent conduire à la  « synthèse de l’enchantement » primitif, c’est avouer une défaite.
Autour d’un tel étendard s’entrelacent le phénomène exposé, l’intuitionnisme et l’impulsion vitale d’un Bergson : l’expression négative de la raison par la société bourgeoise en composition. C’est comme si l’exploration des formes les plus élaborées de l’art musical nous transportait par une sorte de paléontologie à rebours, d’une fugue de Bach au thème archaïque du tambour primitif.
Il y a cependant un point qui distingue essentiellement la position de Mallarmé de celle des poètes et écrivains qui sont aujourd’hui les architectes de la pensée irréelle: Mallarmé en son temps, était exclu et ridiculisé par ce que l’on peut appeler la bonne société littéraire, c’est-à-dire l’académie, la critique bourgeoise, les piliers intellectuels du capitalisme, tandis que,  aujourd’hui, ceux-ci accueillent les bras ouverts, les protagonistes de l’irrationnel et les derviches du spiritualisme.
C’est que, dans l’interrègne, le monde est arrivé à une croisée des chemins historiques. Les forces du capitalisme et du socialisme s’affrontent dans une lutte décisive.
A la veille d’une transformation historique fondamentale, la vieille société qui s’effondre trouve dans les constructions idéalistes la soumission aux idoles métaphysiques, le retour aux  forces obscures de la mystique, les armes idéologiques de la contre-révolution.
Il faut examiner avec l’attention scientifique de l’entomologiste, les individus qui inventent des prétextes moraux pour entrer, par la porte de la cuisine, dans le camp des ennemis du peuple. C’est alors qu’on découvre le lamentable insecte petit bourgeois paralysé par l’angoisse abjecte, qui se réfugie dans la chrysalide de la poésie pure ou de la liberté de l’esprit, parce que le mouvement inexorable de l’histoire menace les intérêts de classe de ses patrons qui ont porté la production mentale au niveau d’un article de magasin.
Il faut en finir, avant tout, avec le mythe de la liberté du poète. Loin d’être, comme le prétend Valéry, un homme très ancien, le poète est surtout un contemporain, la    conscience réfléchie de son époque.
Si sa pensée n’est pas action, le poète n’est pas libre. Il ne l’est pas s’il ne s’astreint à la nécessité impérieuse de choisir. De choisir entre Garcia Lorca et Franco, entre Hitler et Thaelman, entre la Paix et la Guerre, entre la Démocratie Socialiste et le Fascisme. Sa prétendue liberté s’achève dans ce qu’on pourrait appeler le complexe de Ponce Pilate, qui couvre tous les artifices de la lâcheté, du renégat. Le poète est à la fois témoin et acteur du drame historique. Il y est enrôlé avec sa pleine responsabilité. Et particulièrement dans notre temps, son art doit être une arme de première ligne au service de son peuple.
Je sais que beaucoup s’indigneront de ce qu’une telle mission soit assignée au poète. Parce que, pour eux, le poète appartient aux sphères transcendantes de l’instinct et, tandis que se joue le destin des hommes dans une formidable convulsion historique, il peut, retiré dans la propriété privée de sa solitude spirituelle, continuer à donner à la poésie le sens d’une chansonnette qui se balance entre les pôles traditionnels de l’érotisme et du rêve.
La nécessité humaine est la loi morale de l’esprit. L’une des choses qui me paraissent les plus admirables dans l’œuvre de Lénine, c’est que l’auteur du Matérialisme et du Criticisme empirique, cet esprit encyclopédique, ce géant de la pensée, écrivit un pamphlet réclamant de l’eau bouillie pour le thé des ouvriers des tissages de Schulusselburg. Et Mayakovsky obéissait à la vraie mission révolutionnaire du poète lorsqu’il mettait son art au service de la lutte contre le typhus.
L’art du poète d’aujourd’hui doit être une arme semblable à un tract, un pamphlet ou un placard. Si au contenu de classe du poème nous pouvons allier la beauté de la forme, si nous savons  apprendre les leçons de Mayakovsky, nous pourrons créer une grande poésie humaine et révolutionnaire digne des valeurs de l’esprit que nous avons la volonté de défendre.

Jacques Roumain


  • [cml_media_alt id='1318']AVT_Rene-Depestre_8299[/cml_media_alt]René Depestre est un poète et écrivain né le 29 août 1926 à Jacmel en Haïti.Il publie en 1945 ses premiers vers dans le recueil Étincelles. Engagé dans la vie politique de son pays, il est incarcéré puis doit quitter son île natale pour partir en exil en France puis à Cuba. Il y exerce pendant près de vingt ans d’importantes fonctions aux côtés de Fidel Castro et Che Guevarra. Il continue à écrire des poésies et publie notamment Minerai noir en 1956 dans lequel il évoque les souffrances et les humiliations de l’esclavage.

 

Bulletin de santé

Le soleil prend en main la sève de mes années à mesure que l’exil se retire de mes terres.
Une saison de rêve irrigue les choses tendres de la vie.
O poète de l’amour solaire ! ô magicien d’une
Venise sans masques ni carnaval !
à ce carrefour de mon automne
je sais à quel feu de miséricorde
jeter le bois mort de mes ennemis :
le manche de leur hache de guerre ne peut
séduire aucun arbre musicien de ma forêt.
Dans les mots frais du soir je trouve le lien
qui unit le mythe aux nervures de la feuille,
qui relie aussi le galet des rivières
au tourbillon de la vie dans mes poèmes.
Voici l’âge mûr du pin d’Alep
et du mimosa japonais : voici le temps
de jeter un pont entre le passé cubain
et la neuve rumeur du vent dans mon esprit.
Le temps d’éparpiller à la mer caraïbe
les cendres des fausses croyances du siècle.
Le jeune matin du rossignol
inonde mes rives à la française.
L’essor marin du nouvel être
dilate le mystère du poète
qui devient l’animal de tendresse qu’il est.

http://www.poemes.co/bulletin-de-sante.html#sthash.ifnVLcnH.dpuf

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